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La grand-mère de C... s’exprime en un français d’une exquise désuétude. C... m’écoute parler avec un demi-sourire moqueur. Je n’ose pas encore la regarder bien en face, et je me dis que je n’oserai jamais. Je n’aime pas le thé. J’ai droit à un doigt de genièvre. Le salon, tellement il est encombré de consoles, de bergères, de peintures aux cadres lourds, de chevalets noirs, de bahuts ombrés, de tabourets, de sièges, paraît très sombre et la vieille dame me demeure presque invisible. Seuls les cheveux blonds de C... Je n’entends plus ce qui se dit. Tout à l’heure, sur la route, C... a posé deux doigts sur ma jambe : nous irons danser ce soir, m’a-t-elle promis.
Est-ce que tu dors ? C... frappe du talon. Je ne m’étais pas aperçu qu’elle s’était levée. Je salue la vieille dame dont les yeux clignent. Nous sortons dans le jardinet composé de deux minuscules pelouses de part et d’autre d’une allée de briques rouille formant des losanges. La grille chuinte sur ses gonds. Je me retourne et tente de fixer en ma mémoire l’aspect sévère de la façade, en même temps que j’écoute le silence de Zutphen. La rue est déserte et le ciel a pris une teinte délicate qui annonce le soir. Il s’est vidé de ses nuages. Un parfum rôde, que je ne pourrai jamais définir. Tout cela est mort déjà, et je suis saisi d’une crainte trouble, et d’un désir que je n’avouerai pas, car il n’est pas avouable. C..., qui s’impatiente au volant de la voiture, fait mine de démarrer. Je m’installe et elle traverse en trombe la petite ville douce et triste, cornant aux carrefours et poussant des cris sauvages, mais pas un rideau ne bouge aux fenêtres.
Tu me raconteras, dit C... Que te raconter ? L’histoire de France et ce que tu faisais avec Mina. Tu es obsédée, lui dis-je. Oh ! l’idiot de petit Français, raille-t-elle, tu n’as pas besoin de me regarder comme tu fais : regarde ou ne regarde pas.
C’est alors, à la sortie de Zutphen, que le pneu éclate. C... pousse un juron. Elle a soudain l’air si méchant que j’en suis épouvanté. Elle continue à jurer en français, en anglais, dans sa langue et même en allemand, ce qui est le comble de la grossièreté pour une Hollandaise. Je descends de voiture et m’adosse à un tronc d’arbre. C’est de ta faute, me crie C...
Je quitte mon arbre et commence à marcher sur la route. Une voiture passe sans s’arrêter. Reviens, appelle C..., ce n’est pas de ta faute ! Nous changeons la roue et nous repartons. Avant d’embrayer, C... m’embrasse dans le cou. Pas le temps de passer à la maison, fait-elle, on va tout droit chez Martin-Pierre. Je questionne : qui est-ce ? Un ami, répond-elle. Il a une sœur qui porte le même prénom que moi, mais qui est moins jolie. Je pose ma main gauche sur la nuque de C..., le contact de sa peau me donne un frisson, elle secoue la tête. La paix, mon garçon ! s’écrie-t-elle. De ma main droite glissée entre le tailleur et le chemisier, je presse son sein gauche, et je me rends compte que je dois rougir. Elle lâche le volant, la voiture dévie dangereusement. Je ne retire pas ma main. C... rectifie la trajectoire de l’auto, freine et se range sur l’accotement. Ses joues sont violettes de colère. Elle me frappe d’un poing précis à hauteur de l’estomac, et me pince la cuisse. On réglera ça plus tard, dit-elle. Je réponds que j’y compte bien. Mais j’ai peur de m’être fourvoyé. Elle voit que je bande, et un peu de sueur humecte son front.
C’est en silence que nous gagnons Deventer. Chez Martin-Pierre, dans deux longues pièces en enfilade, à peine éclairées par quelques luminaires voilés, je devine des ombres qui se meuvent lentement, parlent, boivent, dansent, s’asseyent, se lèvent, entrent ou sortent. C... me plante devant un buffet froid et m’abandonne. Rien de tout cela n’est réel. La musique est feutrée, les conversations assourdies. Au bout de quelques minutes, durant lesquelles je cherche à distinguer les traits des assistants, on me frappe sur l’épaule. Un garçon râblé, au sourire immaculé, aux cheveux d’un blond presque gris. Salut, Jean, me dit-il, je suis Martin-Pierre ; je vais te présenter aux amis. D’abord ma sœur, et Frits, et Wim, et Caria, et... Les prénoms défilent, je m’y perds bien entendu. C..., quant à elle, a bel et bien disparu. Assise dans le coin le plus sombre, une déesse blonde se tient les yeux fermés. Je n’ai pas compris son nom, ou bien n’a-t-il pas été cité ? Je la vois mal, mais ce ne peut être que la plus belle fille du monde (l’expression banale m’enchante).
— C’est notre cousine, fait Martin-Pierre. Elle vient d’Afrique du Sud.
— La négresse blonde, quoi.
Je m’en veux d’avoir émis pareille sottise. La sœur de Martin me prend la main, et nous dansons. Tout le monde ici, dit-elle, aime la France et les Français. Je réponds que je ne suis pas Français. Je sais, fait-elle, mais c’est tout comme. Tant pis. Elle a noué les bras à mon cou, et ses cheveux, désespérément blonds et sans chaleur, me chatouillent la joue. Elle est en effet moins jolie que C..., plus opulente, un visage assez lourd, trop charnu, réplique déformée de celui de son frère.
— Où as-tu appris notre langue, demande-t-elle.
J’explique que j’ai vécu en Gueldre.
— Ma cousine ne connaît pas un mot de néerlandais, dit-elle. Elle refuse de danser, tu devrais essayer de la convaincre. Va donc l’inviter.
— Je n’oserais pas, dis-je. Elle me fait l’effet d’une statue de sel, ça m’intimide. Et puis, je ne sais pas son prénom.
— C..., comme C..., comme moi, répond-elle en éclatant de rire.